Pourquoi tes fils ne t'accompagnent -t-ils pas ? Ah ! les études...
Ainsi, demain, je te reverrai en tailleur ou en robe-maxi ? Je parie avec Daba le tailleur . Habituellement à vivre loin d'ici, tu voudras - je parie encore avec Daba - table, assiette,chaise, fourchette.
Plus commode, diras-tu . Mais je ne te suivrai pas . Je t'étalerai une natte. Dessus, le grand bol fumant où tu supporteras que d'autres mains puisent.
Sous la carapace qui te raidit depuis bien des années, sous ta moue sceptique, sous tes allures désinvoltes, je te sentirai vibrer peut-être . Je voudrais tellement t'entendre freiner ou nourrir mes élans, comme autrefois, et comme autrefois te voir participer à la recherche d'une voie .
Je t'avertis déjà, je ne renonce pas à refaire ma vie . Malgré tout - ces déceptions et humiliations - , l'espèrance m'habite . C'est de l'humus sale et nauséabond que jaillit la plante verte et je sens pointer en moi des bourgeons neufs .
Le mot bonheur recouvre bien quelque chose, n'est-ce-pas ? J'irai à sa recherche . Tant pis pour moi si j'ai encore à t'écrire une si longue lettre ....
Ramatoulaye
Editions Le Serpent à plumes collection motifs 1981
Note de l'éditeur : " Une si longue lettre " est une oeuvre majeure, pour ce qu'elle dit de la condition des femmes . Au coeur de ce roman, la lettre que l'une d'elle, Ramatoulaye, adresse à sa meilleure amie, pendant la réclusion traditionnelle qui suit son veuvage ;
Elle y évoque leurs souvenirs heureux d'étudiantes impatientes de changer le monde, et cet espoir suscité par les Indépendances . Mais elle rapelle aussi les mariages forcés, l'absence de droits des femmes . Et tandis que sa belle - famille vient prestement reprendre les affaires du défunt, Ramatoulaye évoque alors avec douleur le jour où son mari prit une seconde épouse, ruinant ainsi vingt-cinq années de vie commune et d'amour .
La Sénégalaise Mariama Bâ est la première romancière africaine à décrire avec une telle lumière la place faite aux femmes dans sa société .